Mary Spencer enseigne la boxe à des élèves du primaire des Premières Nations

Mary Spencer inspire les jeunes autochtones à croire que rien n’est impossible

ÉCRIT PAR BEV WAKE
PHOTOS PAR DAVID JACKSON 

Le mot de la semaine est épinglé sur le mur de la classe, les caractères si parfaits que seule une enseignante au primaire aurait pu l’écrire : « Impossible ».

En dessous, la définition : Qui ne peut se produire, exister ou être fait.

Aux yeux de la boxeuse olympique Mary Spencer, ce mot n’a aucune signification.

En 2019, par une froide et venteuse journée d’automne dans la petite communauté des Premières Nations du nord de l’Ontario, Spencer veut que les enfants dans la classe voient les choses de la même façon.

Citation : « Je veux qu'ils voient qu'un but, c'est un but. »

Spencer est triple championne du monde quintuple championne panaméricaine. Elle a terminé à égalité au cinquième rang à Londres 2012, au moment où la boxe féminine a fait ses débuts olympiques. À l’époque, on pouvait voir son visage à la télé et dans les magazines partout au pays dans le cadre d’une campagne publicitaire de CoverGirl.

Aux yeux des élèves de la 3e à la 8e année du Centre éducatif Aglace Chapman à Lake Big Trout – environ 580 km au nord de Thunder Bay et comptant un peu plus de 1000 habitants –, c’est quelqu’un de très important.

Spencer se souvient comment c’était de vivre ce qu’ils ont vécu, de douter de soi, de voir le mot « impossible » sur un mur et de penser qu’il s’adressait à elle.

C’est pourquoi elle leur raconte une histoire à propos de ce qu’elle a vécu.

Elle avait leur âge, 11 ans ou à peu près, quand elle a commencé à jouer au basketball à l’école. Toutes les autres filles avaient de très beaux souliers de basketball tandis que les siens avaient d’énormes trous près des orteils. Quand elle a demandé d’en avoir des neufs, sa mère lui a dit qu’ils n’en avaient pas les moyens.

Au lieu de laisser tomber, Spencer a réfléchi à comment elle pourrait faire de l’argent et s’en acheter. Elle a recueilli des canettes et des bouteilles en consigne. Elle a ramené des paniers d’épicerie un peu partout dans les stationnements pour les gens trop paresseux pour aller reprendre leur pièce de 25 cents. Elle avait l’impression que 120 $, c’était beaucoup d’argent; mais huit pièces de 25 cents par jour, ça ne l’était pas. Reste que deux mois plus tard, elle avait l’argent dont elle avait besoin pour acheter les souliers qu’elle voulait.

Elle a fini par représenter l’Ontario en basketball aux Jeux autochtones d’Amérique du Nord 2002.

Derrière Mary Spencer, dans une école, une affiche indique que le mot de la semaine est « Impossible »

Mary Spencer donne une conférence dans une classe du primaire.

Il y a une leçon à retenir de tout ça, et les enfants la comprennent fort bien.

« Le but d’acheter une paire de souliers de basketball peut se traduire plus tard par le but d’aller aux Jeux olympiques, parce que c’est la même chose, affirme Spencer de sa résidence, à Montréal. Tu dois avoir une vision claire de ce que tu veux. Tu dois comprendre ce que tu as besoin de faire pour te rendre jusque-là et tu dois avoir la volonté d’y mettre le travail pour arriver à accomplir ces choses-là. »

« Une fois que tu t’engages à faire le travail qu’il faut faire et que tu es honnête envers toi-même quand tu détermines ce qu’il va falloir faire… qu’est-ce qui va t’arrêter ? »

Mais au lieu de passer quelques journées de plus avec sa famille à Windsor pendant l’Action de grâce, elle a pris l’avion et s’est rendue à Toronto, puis à Thunder Bay et Sioux Lookout, dans un appareil de 19 sièges, avant de finalement atterrir au Lac Big Trout, avec 20 boîtes de poulet pour emporter destinées aux gens de l’endroit, qui n’ont pas accès à la restauration rapide.

Le trajet a duré 15 heures. Elle est restée sur place pendant quatre jours.

Mary Spencer monte dans un petit avion.

Vue aérienne sur le lac Big Trout.

Spencer peut être réservée, introspective. Mais mettez-la devant des enfants, et les histoires défilent. Elle se détend, elle s’ouvre complètement. Son niveau d’énergie est contagieux. Spencer sait à quel point il est important de tisser des liens.

C’est pourquoi, avant même que son statut d’olympienne lui permette de devenir une personnalité connue, elle a rendu visite à des communautés des Premières Nations dans le cadre d’un programme de Motivate Canada centré sur les modèles autochtones inspirants, appelé GEN 7. C’est dans le cadre de ce programme qu’elle s’est discrètement rendue tous les mois à la réserve de Cape Croker près de Wiarton, en Ontario, où elle est née.

C’est pourquoi l’Association canadienne pour l’avancement des femmes, du sport et de l’activité physique l’a incluse dans sa liste des Femmes d’influence en 2011. Pour les mêmes raisons, elle a reçu le prix Indspire en 2014 – pour ses réalisations dans le sport et le travail qu’elle fait au sein de la communauté autochtone – et la Médaille du service méritoire en 2017 des mains du gouverneur général.

C’est aussi pourquoi le Comité olympique canadien a reconnu son bon travail en lui décernant le prix Randy Starkman en 2019, remis à l’athlète d’une équipe nationale qui met son excellence sportive au service de la communauté.

Lisez l’article The Olympic Life: Freedom fighter (en anglais) de Randy Starkman

« Elle était la colle qui gardait notre groupe de jeunes ensemble », dit Abbagayle Jones, l’une des adolescentes que Spencer visitait à Cape Croker, où elle apportait des boîtes d’équipement de boxe. « Nous avons besoin de plus de gens comme elle dans le monde, c’est certain. »

Ce qui motive Spencer est bien simple.

« Quand j’ai commencé à boxer, une fois dans l’équipe nationale, je me suis retrouvée dans une meilleure situation qu’à mes débuts, quand j’étais une adolescente. Je voulais faire un retour aux sources et redonner », indique-t-elle.

« Tu entends parler des enjeux et des problèmes auxquels font face les communautés des Premières Nations, et que fais-tu ? Eh bien, tout ce que tu peux faire, c’est d’amener ce que tu peux offrir, n’est-ce pas ? Amène tes forces et sers-toi en de la bonne façon. Et dans mon cas, c’est le sport. C’est le cadeau que j’ai à offrir. Et la seule façon dont je sais bien m’en servir, c’est en le partageant avec les jeunes et en leur enseignant. C’est comme ça que j’ai l’impression de pouvoir contribuer au mieux-être des communautés. »

Mary Spencer aide une élève à mettre des gants de boxe.

On peut quasiment entendre le sourire au visage de Spencer pendant qu’elle parle de Kashechewan, ou Kash, comme on l’appelle, et du gymnase de boxe qu’elle a lancé pour la Première Nation crie du côté est du nord de l’Ontario, près de la baie James.

Elle a découvert Kash il y a deux ans et demi environ, quand la personne avec qui elle partageait sa vie à l’époque a postulé pour un emploi dans l’enseignement et – étant donné que des communautés comme Kash et Lake Big Trout ont de la difficulté à dénicher des enseignants – s’est fait offrir le poste dès le lendemain. Spencer y est allée aussi, en pensant qu’elle pourrait suivre quelques cours en ligne et peut-être agir comme entraîneure en basketball.

Par l’entremise d’une connaissance qui se trouvait dans une communauté voisine, elle a fini par s’impliquer au sein d’un programme qui a pour but d’empêcher les enfants de se mettre dans le pétrin, et qui est dirigé par les services juridiques Nishnawbe-Aski. À partir de là, elle a fini par se spécialiser dans la justice réparatrice – un rôle qui l’amène à se rendre à Kash une fois par mois environ.

Les enfants lui ont tous posé la même question : Pourquoi n’enseignait-elle pas la boxe ?

« Je ne voulais pas leur imposer la boxe », affirme Spencer, qui n’a amené qu’un sac de boxe et trois paires de gants avec elle quand elle a déménagé. « C’est un sport que tu dois présenter de façon graduelle, en douceur parce que… il y a beaucoup de résistance à l’endroit d’un sport que certaines personnes considèrent comme étant violent. »

Mais d’autres ont entendu la question, eux aussi, et pensé : Pourquoi pas ?

Avec l’argent en surplus qu’il restait au budget à la fin de l’année 2017, les services juridiques Nishnawbe-Aski ont acheté un ring de boxe. Quelqu’un d’autre a trouvé une clinique dont l’espace au sous-sol ne servait à rien – des gens de l’endroit croyaient qu’il était hanté – et ç’a fait boule de neige.

Spencer a communiqué avec Boxe Canada et Boxe Ontario, qui lui ont fait parvenir des gants et des casques de protection. L’ancien gymnase de Spencer à Windsor a fait don de gants et d’autres pièces d’équipement. Marnie McBean, une triple médaillée d’or olympique en aviron, a fourni un ballon vitesse et d’autres gants.

La finition – le plancher, les poids et haltères, l’équipement d’entraînement en cardio – a été rendue possible quand les services juridiques ont reçu une subvention de Choose Life, un programme de prévention du suicide qui se trouve sous le parapluie du principe de Jordan, une initiative qui a pour but de s’assurer que les enfants des Premières Nations au Canada obtiennent les services et le soutien dont ils ont besoin.

Christine Head, une conseillère d’école secondaire dans la communauté, affirme que l’espace rempli un vide. « Le gym est de plus en plus utilisé, plus il est ouvert, dit-elle. Il n’y avait que très peu d’endroits où non seulement obtenir une bonne santé physique, mais aussi émotionnelle et mentale, avant que le gym n’ouvre. »

Une murale créée par les élèves.

Spencer a été inspirée en partie par l’ancien champion national de boxe Kent Brown. Membre de la nation crie de Fisher River à Winnipeg, Brown a aidé à lancer un club de boxe similaire en 2011 au sein de la Première Nation de Cross Lake, qui se trouve à environ huit heures au nord de la capitaine manitobaine.

« J’y suis allée avec lui à quelques reprises et j’ai vu comment il a commencé tout ça. J’ai trouvé ça vraiment inspirant. Il a agi comme mentor pour un homme qui voulait apprendre comment être un entraîneur et il les a aidés à trouver de l’équipement et un endroit pour bâtir le gymnase », explique Spencer, qui est allée à un tournoi au Kansas avec Brown et quelques-uns de ses athlètes de Cross Lake, notamment Kenzie Wilson, alors âgée de 16 ans, qui a triomphé dans sa catégorie.

« Elle se trouvait à 800 kilomètres au nord de Winnipeg sans accès au sport avant que Kent décide d’amener la discipline qu’elle adorait au sein de cette communauté, a noté Spencer. Elle est en fait allée au tournoi avec sa mère, qui souffrait du cancer. Sa mère voulait juste la voir en combat, parce qu’elle savait qu’elle adorait la boxe, et elle a remporté le tournoi au grand complet. Quand tu es témoin de quelque chose comme ça, tu veux juste lancer le plus grand nombre possible de clubs. »

Quand Brown a commencé à travailler à Cross Lake en 2009, ce sont les enfants qu’il avait en tête. « Le taux de suicide à Cross Lake était énorme. Nous voulions trouver une manière d’amener ces enfants à s’impliquer, à s’intéresser à quelque chose, et à parler de choses comme celles-là. »

Il a vu à quel point la boxe peut faire une différence.

« Ça les incite à se concentrer sur quelque chose, à avoir de la discipline et à adopter de saines habitudes de vie, d’abord et avant tout, dit-il. Et ça leur donne un endroit où ventiler leur colère et leur frustration. Ma vision des choses, c’est que la boxe sauve des vies. Ils ne vont peut-être pas faire de la compétition toute leur vie, mais la boxe sauve des vies parce que ça donne un sentiment de bien-être mentalement, émotivement, physiquement et spirituellement. »

Il estime que Spencer pourrait avoir un impact aussi important à Kash.

« C’est une entraîneure phénoménale, dit-il. Et vous savez, c’est formidable parce que ça vient d’une personne qui est une olympienne, qui poursuit encore ses rêves. Quand elle vient au gymnase, toutes les filles se sentent inspirées et veulent être comme elle. »

Citation : « C'est un peu renversant de constater le manque d'accès à différents sports dans ces communautés. Je désirais seulement leur offrir cet accès autant que possible. »

Spencer pense parfois à la tournure que sa vie aurait prise si elle n’avait pas trouvé le moyen d’amasser l’argent pour s’acheter ces souliers de basketball ; si elle ne s’était pas présentée au Club de boxe de Windsor afin de leur demander de lui enseigner à boxer ; et si elle n’avait pas ignoré les paroles que son père avait prononcées six ans plus tôt, à l’effet que « la boxe, ce n’est pas pour les filles ».

Elle se demande ce qui se serait passé si sa famille était restée à Cape Croker. Son père avait été heureux à cet endroit, là où il avait travaillé comme pasteur, mais pas sa mère, qui avait été élevée à Chicago. Il n’y avait même pas d’eau courante.

« Je serais passée par l’école primaire et l’école secondaire, toutes ces années où j’ai pu apprendre à connaître toutes sortes de sports. J’avais 16 ans quand je suis finalement allée dans un club de boxe, et j’ai pu avoir comme entraîneur quelqu’un qui a été entraîneur quatre fois aux Jeux olympiques. Je n’aurais rien eu de ça sinon », souligne-t-elle.

« Quand je me rends dans ces réserves et que je fais du sport, un bon nombre des exercices que je fais, les enfants ne les ont jamais faits. Même le basketball ou le soccer, des sports que tu pratiques tout le temps en éducation physique, c’est parfois tout nouveau pour ces jeunes-là. J’ai juste pensé, wow, ma vie aurait été complètement différente sans sport. »

Abbagayle Jones, qui habite maintenant à London, en Ontario, affirme que sa vie serait complètement différente si Spencer n’avait pas effectué ces visites mensuelles à Cape Croker. « Je n’aurais probablement pas déménagé en ville sans Mary. Elle m’a inspiré à faire ce que je voulais faire. Elle nous a dit que nous n’aurions pas ce que l’on voulait si on n’allait pas le chercher. »

Portrait de Mary Spencer.

Spencer sait que bien des gens vont suivre son parcours de près. Certains des jeunes boxeurs qu’elle a rencontrés ont le même âge qu’elle avait quand elle a fait ses débuts dans ce sport et qu’elle rêvait de se retrouver aux Olympiques.

Peu importe jusqu’où leurs rêves les emporteront, elle veut qu’ils aient des rêves ambitieux. Qu’ils aient des buts. Qu’ils travaillent pour les atteindre.

Impossible? Ils doivent oublier que ce mot-là existe.

  • Avec la contribution de David Jackson à Kitchenuhmaykoosib Inninuwug

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