Krystina Alogbo : Combattre le racisme et célébrer la Fierté dans un contexte de rêve olympique reporté

Je sais que pour bien des gens, je ressemble à un garçon manqué, à un homme, parce que je suis forte physiquement, Noire et lesbienne.

Je sais que c’est ce que les gens voient. Mais je ne vis pas ma vie en fonction de ces étiquettes.

Mais à mes yeux, je suis tout simplement moi. C’est ainsi que je veux être dépeinte et que je crois en moi.

Je suis Krystina Alogbo et je suis comme tout le monde.

 

Je vis dans l’eau depuis que j’ai trois ans.

Ma mère, une Canadienne caucasienne francophone, a accompli un travail incroyable en élevant ses cinq enfants seule, dont quatre sont Noirs. Elle n’a jamais été dérangée par ce que les gens pensaient d’elle ou de la couleur de peau de ses enfants. Nous allions apprendre à nager et nous allions le faire dans une petite piscine du quartier Saint-Michel, à Montréal, nommée René-Goupil.

Dans notre famille, nous n’avons jamais été dérangés par la différence. Si quelqu’un critiquait l’un de nous, nous le défendions.

Ma grand-mère, jusqu’à son décès quand j’avais cinq ans, disait toujours : « Dieu vous a peints différemment. » Nous étions une famille plutôt religieuse et nous croyions que tout le monde était égal. Nous n’avons jamais remis cette idée en question jusqu’à plus tard, quand nous avons commencé à fréquenter d’autres personnes.

Quand je regarde ce qui se passe actuellement aux États-Unis, je me dis que notre situation est loin d’être comme la leur. Cependant, le racisme existe encore au Canada. J’en ai été témoin. Le vendeur d’un magasin m’a déjà accusée d’être une voleuse. « Je m’excuse, lui ai-je répondu, mais j’ai toujours payé et j’ai travaillé fort pour pouvoir le faire. »

Ici à Montréal, j’ai été interceptée par la police trois ou quatre fois dans les cinq dernières années pour des vérifications. Une fois, j’étais avec une de mes coéquipières. Je la reconduisais à la maison quand un policier a commencé à me suivre. Nous nous sommes arrêtées et le policier m’a demandé ce que je faisais. « Je reconduis une amie, pourquoi? » « Oh, nous recherchons un homme noir. »

Ma première réaction aurait été la suivante : « Avez-vous interpelé toutes les personnes blanches dans la rue? » Mais j’ai gardé mon calme, et un peu sarcastiquement mais poliment je leur ai dit que premièrement je suis une femme et que je reconduisais une coéquipière. À ce moment, je savais que je les avais fait sentir aussi insultés et diminués qu’eux m’avaient fait sentir.

Suite à l’altercation, ma coéquipière, qui était sous le choc au départ, était simplement frustrée et dégoutée. Elle ne pouvait croire ce dont elle venait d’être témoin. Et voici qu’encore une fois je devais la calmer plus qu’à mon tour puisqu’il s’agissait de ma réalité et non d’une nouvelle expérience.

J’apprécie le fait qu’aucune situation n’ait jamais dégénéré davantage. Tout de même, pourquoi fallait-il que ça se passe ainsi à la base? Plusieurs de mes coéquipières et de mes amis me disent qu’ils n’ont jamais rien vécu de tel. Je leur réponds que c’est une présomption et que je dois savoir quoi répondre quand je parle à un policier ou un vendeur, que je dois savoir gérer la situation. Ce qui m’inquiète, ce sont mes neveux, qui sont des gens de couleur. Nous tentons de leur enseigner ceci : « Vous avez le droit de vous habiller comme vous le voulez, d’être qui vous voulez, mais agissez avec respect et gentillesse. Ne tentez pas d’être plus durs que les autres, car vous vous ferez repérer plus vite que les autres et vous allez être punis plus sévèrement. »

Nous devons continuer à leur inculquer cela, car c’est ainsi que le monde fonctionne.

Des joueurs de water-polo à Lima 2019

Le Canada remporte la médaille d’argent en finale de water-polo féminin aux Jeux panaméricains de 2019 à Lima, le 10 août 2019. Krystina Alogbo, à l’extrême gauche. Photo de Dave Holland / COC

Comme équipe nationale, nous nous questionnons toujours sur notre identité. Mes coéquipières et moi disons toujours que nous voulons nous servir de notre diversité à notre avantage. Quand nous affrontons les Grecques, elles sont toutes Grecques. Quand nous faisons face aux Russes, elles sont toutes Russes. Par contre, qu’est-ce qu’une Canadienne? Notre équipe est composée de plusieurs joueuses de différentes origines ethniques. C’est ça, être Canadienne. Cela fait partie de notre identité.

Je me souviens de mon premier Championnat du monde junior. Mon entraîneur Ahmed m’avait dit : « Écoute-moi, Krys. Tu dois réaliser que tu es une fille de couleur. Les arbitres seront toujours plus durs avec toi, puisqu’ils vont tout voir. Ça ne veut pas dire que tu dois arrêter de jouer. Laisse-leur te décerner de mauvaises fautes, nous allons arranger ça. Cependant tu dois garder en tête que tu seras victime de ces décisions serrées. »

Avec le temps, j’ai tourné la situation à mon avantage, faisant patte blanche avec ma peau noire. J’ai commencé à être victime de ces appels de faute, à être expulsée. Ce fut ma façon de renverser la situation. Cela m’a aidée dans ma carrière, tant dans l’eau que dans le reste de ma vie.

 

 

Si nous ne vivions pas avec la COVID-19 et que nous n’étions pas isolés présentement, les gens continueraient leur vie normalement.

Je sais que le monde prend une pause et que les oreilles et les yeux de tout le monde sont ouverts. Je crois que c’est une opportunité pour que tous ces mouvements, comme Black Lives Matter, comme la Fierté, soient entendus. Les gens ont le temps d’être gentils et de prendre connaissance de la situation.

Personnellement, je préfère m’adresser aux jeunes, car ils forment la prochaine génération. Ce sont eux qui doivent continuer à se battre.

J’ai six nièces et neveux qui en sont tous à différentes phases de leur vie. Je leur explique que tout le monde est différent. Personne n’est pareil en ce monde, même s’ils sont de la même couleur.

Ce que vous montrez à l’extérieur n’est que votre manteau. Cela n’a rien à voir avec ce que vous êtes à l’intérieur. Si vous ne montrez pas qui vous êtes réellement à l’intérieur, si vous ne vous fiez qu’aux apparences, vous ne comprendrez jamais les autres.

Je ne m’identifie pas comme une lesbienne. Je m’identifie comme moi. C’est ce que la communauté LGBTQ+ fait pour nous. Elle nous dit d’être qui nous sommes.

Krystina Alogbo prend part à la parade de la Fierté 2018 à Montréal. (Photo : Minas Panagiotakis/Comité olympique canadien)

Pendant longtemps, j’ai gardé cela à l’intérieur. Je me foutais de ce que les autres pensaient. Chaque année, j’allais aux célébrations de la Fierté, mais c’est quand j’ai commencé à participer que j’ai pris conscience de toutes les différentes cultures. Ça m’a ouvert les yeux. Je me suis dit que si toutes ces personnes pouvaient le faire, je le pouvais aussi.

Il y a quelques années, une amie à moi qui évoluait au sein de l’équipe nationale de la Russie est venue avec moi à la parade de la Fierté avec Équipe Canada. Pour elle, célébrer la Fierté était quelque chose de gros et hors de l’ordinaire. Après l’avoir fait, elle pleurait et disait « je ne peux pas croire à quel point c’est beau ». Je ne dis pas que cela a à voir avec le faire d’être gaie ou pas. C’est simplement d’assumer qui nous sommes et qui nous voulons être.

L’équipe nationale de water-polo continue de s’entraîner ensemble pendant la pandémie, mais nous le faisons virtuellement. Nous invitons la communauté du water-polo, des enfants de clubs à travers le pays, à se joindre à nous.

Je me suis entraînée pour ce cycle olympique pendant 15 ans. Notre communauté n’a jamais eu l’occasion de voir ce que nous faisons, car nous sommes tellement concentrées sur notre entraînement que nous ne sortons jamais.

Le message que je partage beaucoup avec mes coéquipières au sujet du report des Jeux olympiques est de continuer à se concentrer sur le positif. Parce que si vous ne le faites pas, vous resterez pris dans le négatif et cela aura un effet domino.

Au cours du dernier cycle olympique, je ne me suis pas concentrée uniquement sur les Jeux, les Jeux, les Jeux. J’y suis allée une année et un jour à la fois, essayant de mettre l’accent sur mes performances, ma santé, mon entraînement et aider l’équipe nationale à grandir. Je tentais de rester concentrée sur le portrait complet de la situation afin de ne pas avoir le cœur brisé à nouveau. Pendant les trois derniers cycles, j’étais dévouée à un seul but. Pour atteindre ce but, vous devez passer au travers de millions d’autres événements. Si vous perdez ceux-ci de vue, vous allez passer à côté de l’objectif.

Cette nouvelle approche m’a menée là où je suis aujourd’hui. Je reste positive, optimiste et peu importe ce qui arrivera, je serai capable de le gérer.

Krystina Alogbo est membre de l’équipe nationale canadienne féminine de water-polo. Elle est deux fois médaillée des Championnats du monde de la FINA et quadruple médaillée des Jeux panaméricains. Elle espère faire ses débuts olympiques à Tokyo 2020, où le Canada sera représenté en water-polo féminin pour la première fois depuis les Jeux d’Athènes 2004.

 

– Propos recueillis par Paula Nichols